TRIBUNE LIBRE: Estrie ou Cantons-de-l’Est?
Le mot «canton» est une traduction du mot anglais «township». Dans Cantons-de-l’Est, le mot «canton» veut dire « division territoriale qui a approximativement cent milles carrés ». C’est cette définition qu’on retrouve dans tous les dictionnaires en circulation au Québec, dans le Petit Robert, le Larousse, le Multi, Antidote et qui est utilisée par le gouvernement. L’appellation Cantons-de-l’Est n’a donc rien de poétique et c’est pour cette raison qu’on n’a aucune raison de la conserver. Un «township» est un banal carré de 10 milles de côté (16 km), rien de plus!
Le «township» s’est construit chez les colons de Nouvelle-Angleterre au 18e siècle, puis s’est répandu par la colonisation partout en Amérique du Nord au 19e siècle. Il correspond à une méthode d’arpentage particulière, appelée «township and range system »: on a qu’à taper ces mots sur Internet pour en savoir plus. Pendant presque un siècle, les Canadiens français ne traduisent pas le mot «township». Antoine Gérin-Lajoie publie en 1862 Jean Rivard, «le défricheur», roman où il veut convaincre les jeunes gens de devenir colons. Il n’a aucun intérêt à utiliser «township» : le mot est anglais, son sens est complexe et il n’a pas bonne réputation. Il cherche un mot pour ne pas effrayer ses jeunes lecteurs. Il choisit «canton» parce qu’il est utilisé en France dans le sens de district. Le mot se généralise au Québec. Le gouvernement décide en 1888 d’appeler «cantons» ce qu’il appelait auparavant «townships».
Un mouvement s’organise au cours des années 1950 pour qu’on cesse d’appeler la région Cantons-de-l’Est : le temps de la colonisation est terminé et il n’y a aucune fierté à s’identifier à un carré de dix milles de côté. Il a fallu attendre 1981 pour que l’appellation Estrie s’impose.
Le mot «canton» utilisé par Gérin-Lajoie voulait aussi dire autre chose en français. Au 19e siècle, il correspondait à un coin de pays, au grand espace. C’était risqué de la part de Gérin-Lajoie de l’utiliser : on le voit maintenant. Les scientifiques français étudiant les États-Unis ne traduisent pas de nos jours «township» par «canton», même s’ils savent qu’il est utilisé au Québec dans ce sens : ils jugent que «canton» n’est pas équivalent, engendre la confusion, et ils utilisent «township» tel quel. Ici, des groupes sont partis en campagne pour qu’on revienne à Cantons-de-l’Est sous prétexte que c’est plus mignon et qu’ils entendent de petits oiseaux chaque fois que Cantons-de-l’Est est prononcé. Ces gens ne connaissent visiblement pas le sens de «canton» dans Cantons-de-l’Est et le confondent avec un autre de ses sens comme le ferait le premier venu. Pire, ils veulent faire disparaître le mot «Estrie», dont on avait justement espéré qu’il empêche une telle naïveté d’aller aussi loin. Mais pourquoi faudrait-il revenir 40 ans en arrière, aux chemises à carreaux et aux chapeaux de cowboy, pour faire plaisir à ces gens voulant nous ramener au temps de la colonisation?
Référence : https://www.lautjournal.info/20220126/estrie-le-seul-choix-honnete
Paul Lavoie
Sherbrooke