Pensionnats autochtones: des survivants divisés sur la conservation des archives

OTTAWA — Geraldine Shingoose a été sous le choc lorsqu’elle a ouvert un rapport explorant ce qui devrait être fait pour protéger les potentielles tombes anonymes dans les anciens pensionnats pour enfants autochtones.

Parmi les milliers d’anciens élèves qui ont détaillé les abus qu’ils ont subis à un arbitre chargé de déterminer leur admissibilité à une indemnisation en vertu de l’historique Convention de règlement relative aux pensionnats indiens, seulement une trentaine ont cherché à faire archiver des copies de leurs témoignages. 

Mme Shingoose — une aînée autochtone et survivante des pensionnats — fait partie de ce petit groupe. Elle a dit qu’elle avait le cœur brisé de penser que des milliers de documents seraient détruits d’ici cinq ans, à moins que davantage de survivants ne demandent également leur conservation, une option dont elle craint que la plupart ne soient même pas conscients.

«C’est l’histoire. Ce sont des histoires sacrées», a-t-elle soutenu.

Le débat entourant l’avenir de ces documents a pris de l’ampleur depuis que de plus en plus de Premières Nations ont commencé à chercher des réponses sur ce qui est arrivé aux enfants qui sont morts et ont disparu des pensionnats.

Kimberly Murray dit qu’elle a commencé à penser à eux après que la nation Tk’emlúps te Secwépemc en Colombie-Britannique eut annoncé en mai 2021 qu’un radar pénétrant dans le sol avait détecté ce que l’on pense être 215 tombes anonymes sur le site de l’ancien pensionnat autochtone de Kamloops.

La découverte a choqué des millions de personnes, bien que les survivants des pensionnats parlaient de tels endroits depuis des décennies.

«J’ai toujours pensé qu’il fallait jeter un dernier coup d’œil aux dossiers spécifiques aux enterrements», a déclaré Mme Murray, auparavant directrice générale de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, qui a passé cinq ans à enquêter sur le système des pensionnats.

Des milliers de réclamations, des milliards versés

Les dossiers en question sont le produit de ce qu’on appelait le processus d’évaluation indépendant, le protocole par lequel les survivants devaient accéder à une indemnisation pour les abus qu’ils avaient subis dans leur enfance.

Cela faisait partie du règlement négocié entre le gouvernement fédéral, les entités ecclésiastiques et les groupes autochtones nationaux. En vertu de l’accord, les survivants pourraient faire des réclamations au sujet des agressions sexuelles et physiques qu’ils ont subies dans les institutions financées par le gouvernement et gérées par l’église, ainsi que «tout autre acte répréhensible» commis par d’anciens membres du personnel et d’autres élèves.

Depuis le moment où le règlement a été approuvé en 2007 jusqu’en 2012, un peu plus de 38 000 réclamations ont été faites, dont la majorité ont été résolues par des audiences confidentielles à huis clos. Au total, les statistiques fédérales montrent que 3,1 milliards $ ont été versés.

Mme Shingoose se souvient encore de l’interrogatoire qu’elle a reçu de l’arbitre et d’un représentant du gouvernement fédéral sur les détails des agressions physiques et sexuelles qu’elle a subies au pensionnat de Muscowequan en Saskatchewan, qu’elle a fréquenté pendant neuf ans.

Elle est ressortie de cette expérience traumatisée de nouveau, décrivant ce processus comme étant «vraiment terrible».

Désaccords sur les archives

En 2014, la question de savoir ce qu’il adviendrait de ces transcriptions et des pièces justificatives a atterri devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

D’un côté, la Commission de vérité et réconciliation du Canada et le Centre national pour la vérité et la réconciliation – les archives créées pour héberger ses documents – ainsi que le gouvernement fédéral, ont déclaré qu’elles devaient être préservées. L’arbitre en chef du processus d’indemnisation et 24 entités de l’Église catholique ont fait valoir qu’elles devraient être détruites.

L’Assemblée des Premières Nations a appuyé cette dernière position. Phil Fontaine, l’ancien chef de l’organisation de défense qui a aidé à négocier le règlement, a soumis un document sous serment décrivant son désir de voir les dossiers détruits à moins qu’un survivant n’accepte de les archiver.

Il a utilisé sa propre histoire comme exemple. Alors qu’il était chef régional au Manitoba en 1990, M. Fontaine est devenu l’un des premiers dirigeants à parler publiquement des agressions sexuelles qu’il a subies à l’ancien pensionnat autochtone de Fort Alexander – mais chaque fois qu’il l’a fait, il n’a jamais divulgué de détails.

«C’est parce que je considère mon histoire comme privée», lit-on dans son document sous serment.

Lors de la négociation du règlement, il a déclaré avoir soulevé la nécessité que les noms des enfants qui ont abusé d’autres enfants ne soient jamais révélés en raison du préjudice que cela infligerait aux communautés autochtones.

En fin de compte, selon le document de M. Fontaine, il a été convenu que les noms des auteurs ne seraient jamais divulgués et que seuls les survivants pourraient accéder à leurs propres dossiers.

«Protéger l’agresseur»?

Mme Shingoose dit que la transcription de son audition fait 278 pages et noircit les noms de son école catholique, ce qu’elle et d’autres ont comparé à «protéger l’agresseur».

Dans le procès initial, les 24 entités catholiques ont fait valoir que ces clauses de confidentialité étaient la raison pour laquelle elles avaient renoncé aux droits autrement accordés devant un tribunal de monter une défense et de contester le récit d’un survivant.

La Cour supérieure de justice de l’Ontario a finalement ordonné la destruction des dossiers après avoir donné aux survivants 15 ans pour demander des copies de leurs propres dossiers. La décision a été portée en appel devant la Cour suprême du Canada, qui a confirmé l’ordonnance de les voir détruits d’ici septembre 2027.

Dans sa décision de 2017, le plus haut tribunal a conclu que la promesse de la plus grande confidentialité pour les plaignants et les auteurs était «inévitable» pour que le processus d’indemnisation fonctionne.

Perry Bellegarde, alors chef national de l’Assemblée des Premières Nations, avait qualifié à l’époque la décision de «bonne et juste».

Des informations précieuses

Mais un sujet que ni les tribunaux ni le processus d’indemnisation n’ont pris en compte était les décès et les disparitions d’enfants, a indiqué Mme Murray, qui sert maintenant de conseillère indépendante à Ottawa sur la façon d’aider les communautés autochtones à rechercher des tombes anonymes et à récupérer des dossiers.

«Qu’auraient-ils dit s’il y avait eu des informations sur des meurtres, des morts et des enterrements potentiels, si ces informations avaient été partagées avec le tribunal?» a déclaré Mme Murray, membre de la nation Mohawk de Kanesatake.

Mme Murray dit que les survivants parlent d’avoir été témoins de décès et d’avoir aidé à creuser des tombes, et pense que les dossiers d’abus devraient être réexaminés pour voir s’ils contiennent des détails tels que le nom des enfants décédés. Elle a fait l’appel dans un rapport d’étape publié le mois dernier, le même qui a été lu par Mme Shingoose et qui a soulevé des inquiétudes quant au manque de documents archivés.

Le ministre des Relations Couronne-Autochtones, Marc Miller, supervise les efforts d’Ottawa pour archiver des dossiers supplémentaires sur les pensionnats. Une porte-parole dit que le ministre est ouvert à trouver des solutions, mais a souligné qu’Ottawa doit respecter la «confidentialité absolue» des documents, comme l’ordonnent les tribunaux.

Le Centre national pour la vérité et la réconciliation dit qu’il soutient l’appel de Mme Murray à réexaminer les dossiers et pense qu’un tel processus pourrait se dérouler de manière à garantir la confidentialité.

Il rapporte actuellement avoir 27 paquets de dossiers que les survivants ont décidé de partager.

«Nous comprenons que le partage peut être difficile et traumatisant (…) donc à aucun moment nous ne sollicitons ni ne demandons leurs (…) dossiers», a-t-il déclaré dans un communiqué.

«Bien que nous espérons que les survivants continueront de nous faire confiance, il s’agit en fin de compte d’une décision personnelle.»

Partager sa vérité

Mme Murray estime qu’un si petit nombre de survivants ont choisi de partager leurs dossiers en raison d’un manque de conscience qu’ils peuvent le faire, et se demande pourquoi ces informations ne sont pas plus largement diffusées.

Mme Shingoose a demandé ses dossiers en 2019. Elle a fourni une copie aux archives nationales et en a gardé une pour elle-même afin que ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants puissent voir, a-t-elle indiqué.

C’est une façon de s’assurer que le récit le plus détaillé de son expérience en tant que survivante des pensionnats ne soit pas oublié.

«Je voulais partager ma vérité, a-t-elle confié. Je veux que mon histoire soit partagée.»