TRIBUNE LIBRE: Oui, Estrie est un toponyme patrimonial
Dans Le Reflet du Lac du 2 avril 2022 [https://www.lerefletdulac.com/actualites/tribune-libre-lEstrie-un-patrimoine-immateriel/], l’ethnologue Bernard Genest réagit au texte « L’Estrie, une bribe de patrimoine immatériel » que j’ai publié il y a près d’un mois et demi dans Le Devoir.
En substance, il se porte à la défense du toponyme Cantons-de-l’Est et met en doute la valeur du toponyme Estrie. Je le salue fraternellement pour sa participation au débat et lui offre ici une courte réplique. Je souhaite ainsi clarifier mon propos et peut-être même rallier mon interlocuteur.
Pour éviter que la discussion en cours s’enlise dans d’infertiles clivages, il m’apparaît d’entrée de jeu nécessaire d’évacuer un faux dilemme : admettre la valeur patrimoniale d’Estrie n’est pas nier celle de Cantons-de-l’Est, et vice versa.
M. Genest sera possiblement heureux d’apprendre que j’abonde dans son sens lorsqu’il souligne les principales qualités du régionyme Cantons-de-l’Est, cher à bien des gens, notamment aux anglophones de la région et aux membres du secteur touristique. Ainsi, je m’oppose à l’abandon d’Estrie, mais je ne désire en rien proscrire l’usage de Cantons-de-l’Est.
Mon interlocuteur soulève une question pertinente : se pourrait-il que les dés aient été pipés dès le départ en faveur de Maurice O’Bready, le créateur d’Estrie, qui aurait abusé de son statut clérical pour conquérir une portion de l’opinion publique? Le célèbre prêtre et historien a certainement joui d’une position socialement privilégiée pour faire valoir son opinion. Toutefois, un retour aux sources primaires montre que les idées de cet intellectuel influent ont été discutées démocratiquement et librement.
De la création du toponyme Estrie dans les années 1940 jusqu’à son officialisation dans les années 1980, de nombreuses personnes ont inlassablement débattu sur les mérites et les tares de ce concurrent de Cantons-de-l’Est. Les archives des journaux (La Tribune, La Chronique de Magog, La Presse, etc.) en témoignent. Lorsqu’Estrie a été officialisé par la Commission de toponymie, Mgr O’Bready était décédé et rien ne porte à croire que les toponymistes du gouvernement étaient assujettis à une quelconque influence indue. Il semble plutôt que ces spécialistes étaient bien au fait du dossier et des riches débats l’entourant.
Signalons d’ailleurs qu’O’Bready n’était en rien omnipotent et que ses prises de position ont parfois été tout bonnement ignorées. Celui-ci déplorait par exemple que la rue Market de Sherbrooke ait été renommée rue Marquette, un nom qui perdure à ce jour.
Mon interlocuteur semble m’attribuer l’argument d’O’Bready selon lequel Cantons-de-l’Est serait «une maladroite adaptation de l’anglais Eastern Townships ». Il remarquera que je relate les motivations de l’homme dans mon texte, sans reprendre son argumentaire à mon compte. Mon rappel vise simplement à souligner que le toponyme Cantons-de-l’Est a d’abord été critiqué parce qu’il s’agit d’un calque morphologique de l’anglais.
Les débats des derniers mois ont permis d’observer que cette critique, qu’on y adhère ou non, trouve une certaine résonance auprès de nos contemporains. Aujourd’hui encore, le caractère français d’Estrie est consensuel, alors que celui de Cantons-de-l’Est l’est moins, cette dénomination étant parfois perçue comme une intrusion importune de l’anglais dans la langue de Miron. Qu’on le veuille ou non, les gens associent davantage une forme qu’une autre à l’anglais et on ne peut faire fi de cette association qui teinte l’ensemble du débat.
Comme je le disais dans mon texte, le toponyme Estrie a été proposé dans les années 1940, alors qu’un puissant mouvement de refrancisation animait le Québec. Il symbolisait alors, pour les francophones, « une réappropriation du territoire et de l’espace culturel ». Trois quarts de siècle plus tard, la population s’est-elle désaffiliée de ce nom? L’observation de l’usage général m’apparaît fournir la réponse.
Le toponyme Estrie est beaucoup plus fréquent : on l’utilise 80 % du temps, donc quatre fois plus souvent que Cantons-de-l’Est.
La question qui se pose à nous n’est donc pas de savoir si O’Bready avait raison lorsqu’il portait des jugements péremptoires sur l’appellation Cantons-de-l’Est. Il s’agit plutôt de savoir ce que symboliserait la désofficialisation d’Estrie, sachant que cette appellation, bien ancrée dans l’usage, est historiquement associée à la défense du français et qu’elle est toujours perçue par certains comme l’unique forme à être pleinement française.
Qu’on me comprenne bien, le débat en cours ne porte pas sur les qualités évidentes de la dénomination Cantons-de-l’Est, mais bien sur l’abandon du toponyme Estrie. Même s’il est moins vieux que Cantons-de-l’Est, le toponyme Estrie est investi d’une histoire qui se déploie depuis les années 1940. Il est porteur d’une valeur patrimoniale indéniable, en cela qu’il rappelle un combat pour le rayonnement et la valorisation de la culture française.
À mon sens, le meilleur compromis possible serait d’officialiser Cantons-de-l’Est comme nom de la région touristique tout en conservant Estrie comme régionyme administratif. En officialisant la variation de l’usage, nous reconnaîtrions un état de fait. Nous cesserions du même coup de vouloir supprimer l’un ou l’autre des régionymes. Ces deux symboles culturels répondent à des sensibilités respectives et nous gagnerions collectivement à les faire cohabiter plutôt qu’à les opposer dans un combat à mort.
Gabriel Martin
Sherbrooke