TRIBUNE LIBRE: L’Estrie, un patrimoine immatériel?

Dans Le Devoir du samedi 19 février 2022, Gabriel Martin, linguiste, fait paraître un texte en lien avec la consultation publique sur le changement de nom de la région, relançant le débat autour des toponymes  » Cantons-de-l’Est  » et  » Estrie « .  » Plus qu’une anecdote d’intérêt local, ce débat concerne en fait la question générale de notre rapport collectif à la mémoire  » dit-il, puis ajoute  » que la toponymie offre parfois l’occasion de s’arrêter et de dire « je me souviens » « .

 

Appuyant son argumentaire sur les notions de patrimoine et de mémoire, Gabriel Martin prend position pour la défense du terme  » Estrie « , dont l’usage ne s’est répandu que dans le dernier quart du vingtième siècle, autant dire hier. C’est Mgr Maurice O’Bready qui — suivant un courant favorisant la francisation des noms de lieux au Québec — a initié le mouvement, avec le concours de l’abbé Jean Mercier du Séminaire Saint-Charles-Borromée de Sherbrooke, auteur d’un ouvrage intitulé L’Estrie (Apostolat de la presse, Sherbrooke, 1964). Rappelons que dans la même foulée, Jean Mercier proposait également de changer le nom de la ville de Sherbrooke pour Cherbourg, une proposition qui n’a pas fait long feu.  

 

Est-il nécessaire de rappeler l’importance de l’influence de l’Église dans le contexte sociopolitique de l’époque entourant la controverse qui suivit la proposition de Mgr O’Bready? Peut-on véritablement parler de  » conversation démocratique  » quand, avant même de lancer le débat, celui-ci s’assura d’avoir le parrainage de son évêque, Mgr Philippe Desranleau, et des institutions religieuses du Diocèse, dont les Pères de Sainte-Croix, les Filles de la Charité, les Dames de la Congrégation et le personnel enseignant du Séminaire Saint-Charles, de  l’Université de Sherbrooke, de la Société canadienne-française et du Comité de la Fierté nationale?  Des conditions gagnantes pour que la proposition trouve écho dans une partie de la population, sans pour autant, faire l’unanimité, loin de là. Lors de la création des municipalités régionales de comté (MRC), le toponyme fut retenu pour désigner la région administrative no 5, alors que l’appellation Cantons-de-l’Est continua de faire référence à un territoire géohistorique plus étendu que celui répondant aux critères strictement étatiques de la MRC.

 

Dans son exposé, Gabriel Martin reprend l’argument de Mgr O’Bready voulant que l’appellation Cantons-de-l’Est, soit une maladroite adaptation de l’anglais Eastern Townships. C’est parce qu’on a voulu, à l’époque, distinguer les townships du Bas-Canada de ceux du Haut-Canada (ceux de la partie méridionale de l’Ontario d’aujourd’hui) qu’on les a identifiés comme étant de l’Ouest et de l’Est. La traduction Townships de l’Est apparaît vers 1833, mais c’est dans les années 1860 que le mot  » canton « , par ailleurs bien français, commence à se répandre à la suite de la publication du roman  d’Antoine Gérin-Lajoie, Jean Rivard, le défricheur. D’abord publié dans Les Soirées canadiennes en 1862, l’ouvrage — un classique de la littérature québécoise — fut réédité par J.B. Rolland et Fils en 1874. Si Gérin-Lajoie est le premier à avoir traduit l’expression Townships de l’Est par Cantons de l’Est, inspiré en cela par les 26 cantons de la Confédération suisse, c’est Louis-Charles Bélanger, fondateur du journal Le Pionnier (1867) — premier journal francophone de Sherbrooke — qui l’a popularisée. L’objectif de Louis-Charles Bélanger en fondant le journal Le Pionnier était de prôner l’union des deux communautés linguistiques, par ailleurs exemplaires sur ce plan.

 

Si, comme le prétendait Maurice O’Bready,  l’appellation Cantons-de-l’Est est une maladroite adaptation de l’anglais, comment expliquer que son usage se soit maintenu d’une génération à l’autre jusqu’à aujourd’hui? Ne serait-ce pas parce que  le toponyme correspond à une réalité historique et géographique incontestable, alors que la désignation  » Estrie  » ne répond ni à l’usage autrement que pour référer à la région administrative, ni à aucun ancrage historique, deux critères de base en toponymie. D’ailleurs, ce n’est certainement pas par hasard que la grande majorité des historiens et géographes ont continué de parler des Cantons-de-l’Est dans leurs travaux plutôt que d’Estrie, comme en fait foi la magistrale Histoire des Cantons de l’Est de Jean-Pierre Kesteman, Peter Southam et Diane Saint-Pierre, publiée par l’Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC) en 1998.

 

Gabriel Martin fait appel aux concepts de patrimoine et de mémoire pour justifier sa position. Étrangement, du même coup, il efface près de 250 ans d’histoire. Il importe de remettre les choses en contexte et de rappeler que lorsque le gouvernement Clark procéda au découpage des terres en 1792, il appliqua un mode de concession bien différent du reste du Québec : le township. C’est ce mode de concession qui a façonné   le paysage de la région. Il importe également de rappeler comment a débuté la colonisation de ce territoire : ce sont des colons loyalistes fuyant la Révolution américaine (ou simplement à la recherche de nouvelles terres), suivis de militaires britanniques, eux-mêmes rejoints par des immigrants venus d’Irlande et d’Écosse, auxquels se sont ajoutés des francophones venus des vieilles seigneuries du Saint-Laurent, qui ont peuplé la région. Chacune de ces communautés a contribué à faire de la région ce qu’elle est aujourd’hui: un pays riche  d’un paysage exceptionnel, d’une architecture distinctive et d’une culture originale. C’est à cela que réfère le toponyme Cantons-de -l’Est.

 

 » Je me souviens  » en effet, mais pas seulement des cinquante dernières années, d’une  » bribe « , et donc d’une toute petite partie du tout.  » Je me souviens  » plutôt d’une longue histoire qui a fait des Cantons-de-l’Est un endroit unique, d’un héritage commun aux populations qui l’ont façonné.

 

Bernard Genest, ethnologue,

Co-auteur de Curiosités des Cantons de l’Est