Deux entrepreneurs aveugles sauvés par leur «dragon»
STUKELY-SUD. L’homme d’affaires estrien Sébastien Grégoire est impliqué dans plusieurs compagnies aux horizons variés (rénovation, transport, immobilier, etc.) en Estrie. Mais il n’aurait jamais cru un jour investir une partie de son argent et de ses énergies dans l’agriculture commerciale. Et encore moins d’être associé à deux autres entrepreneurs… complètement aveugles.
Depuis quelques mois, M. Grégoire est partenaire dans l’entreprise de Stukely-Sud « À la canne blanche », la première ferme d’élevage d’œufs de canes au Québec.
Cette ferme est aussi gérée par un couple de non-voyants, Daniel Bonin et Maryse Sauvé, qui ont fait les frais de nombreux reportages dans le passé et qui s’acquittent de toutes les tâches manuelles, logistiques et administratives, en dépit de leur handicap visuel.
Lorsque M. Bonin et Mme Sauvé ont lancé une campagne de sociofinancement en avril dernier pour construire un nouveau bâtiment d’élevage, leur appel a été entendu par Sébastien Grégoire, qui avoue avoir été touché par leur projet.
« J’ai décidé de communiquer directement avec eux et je me suis rendu à leur domicile, afin de mieux les connaître. On a discuté de tout et de rien, sans même aborder la question des affaires. Mais après quelques minutes, le courant passait déjà et j’étais conquis », a raconté celui qui est notamment directeur général de Cuisine Idéal Design au centre-ville de Magog.
« J’ai quand même eu un certain choc lorsque je suis entré dans l’étable la première fois et que j’ai vu Daniel en train de couper du bois sur son banc de scie », s’étonne-t-il encore, en relatant les talents manuels de son nouveau partenaire.
Daniel Bonin effectue lui-même la plupart des travaux manuels à sa ferme. (Photo Le Reflet du Lac – Patrick Trudeau)
Et il semble que le courant soit rapidement passé dans les deux sens. « Ce qui m’a tout de suite frappé chez Sébastien, c’est qu’il nous parlait en nous regardant dans les yeux. Sa sincérité ne mentait pas. On a beau être aveugle, lorsque quelqu’un s’adresse à nous en faisant autre chose – en fouillant sur son téléphone par exemple – on s’en rend compte facilement », explique Daniel Bonin.
Une campagne à contrecoeur
Étant dans l’obligation d’augmenter leur production s’ils souhaitaient que leur compagnie survive, M. Bonin et Mme Sauvé avaient fait une demande de financement le printemps dernier auprès de la Financière agricole, un organisme qui les avait déjà soutenus lors du démarrage de la ferme, en 2019.
Cette fois, leur requête a été accueillie plus froidement, et même avec une certaine méfiance, selon les principaux intéressés. « On est tombé sur un inspecteur passablement zélé qui remettait en question toutes nos pratiques et qui était à la limite de l’intimidation. Il semblait plus enclin à nous nuire qu’à nous donner un coup de main », déplore Maryse Sauvé.
« Je suis encore enragé quand je repense à certaines de nos conversations, rajoute son conjoint. Une fois, alors qu’il me reprochait de ne pas être au courant d’un supposé règlement, il m’a lancé : « Ah, c’est vrai, vous, vous avez de la misère avec les p’tits caractères ». Ça fait presque 39 ans que je suis aveugle et c’était la première fois qu’une phrase me choquait autant », a reconnu cet ancien dirigeant de la Fondation Mira.
Acculés au pied du mur, les deux entrepreneurs de Stukely-Sud décident à contrecœur de mettre sur pied leur campagne de sociofinancement, afin d’obtenir la mise de fonds nécessaire (50 000 $) à la construction de leur bâtiment, évaluée à 200 000 $.
« Lorsqu’est venu le temps de peser sur « Enter » pour lancer cette campagne, on avait la tête entre les deux jambes. Notre projet de ferme, c’était pour nous créer un emploi et pour qu’on puisse s’accomplir comme êtres humains. Pas pour demander la charité », reconnaît Daniel Bonin.
Arrivée providentielle
La campagne de sociofinancement connaît tout de même un certain succès, avec une récolte d’un peu plus de 30 000 $.
Mais c’est toutefois l’arrivée de Sébastien Grégoire dans le sillon des deux agriculteurs qui s’est avérée à la fois décisive et providentielle. L’homme d’affaires a choisi de financer lui-même la somme restante pour la construction du nouveau bâtiment (via sa propre compagnie de gestion), en plus de devenir officiellement copropriétaire d’À la canne blanche.
« J’ai toujours rêvé d’avoir une ferme et de m’occuper à des choses différentes de celles que je fais habituellement. Je ne suis pas le plus doué pour les travaux que font quotidiennement les agriculteurs, mais je peux assurément me rendre utile dans d’autres tâches. »
« Lire des états financiers par exemple, c’est quelque chose de pénible pour la plupart des gens. Et imaginez quand vous êtes non-voyant. Mais moi, j’adore justement lire ces documents et essayer de trouver des moyens pour améliorer notre efficacité. En plus, ce nouveau partenariat m’a donné une bonne excuse pour m’acheter un tracteur et faire quelques travaux d’excavation sur la ferme. En fait, je l’avais déjà acheté avant même d’avoir signé les papiers officiels comme partenaire », lance en riant M. Grégoire.
« Mon but, c’est bien sûr la rentabilité, comme toute entreprise, mais en respectant la vision de Daniel et Maryse et surtout, leur rythme », insiste-t-il.
« On n’aurait jamais pu tomber sur un meilleur partenaire. Sébastien nous donne un gros coup de main avec tout ce qui touche l’aspect financier et on sait qu’il le fait pour les bonnes raisons. C’est notre dragon à nous », décrit Daniel Bonin, en faisant référence à l’émission « Dans l’œil du dragon ».
« On aimerait aussi remercier toutes les personnes qui ont contribué à notre campagne de sociofinancement. Nous avons apprécié chaque don en argent, mais les mots d’encouragement qui accompagnaient très souvent ces dons nous ont touchés tout autant », a-t-il conclu.
Daniel Bonin et Maryse Sauvé prévoit produire 330 000 oeufs de canes annuellement une fois leur projet terminé. (Photo Le Reflet du Lac – Patrick Trudeau)
330 000 œufs annuellement
Victime de son succès, la ferme « À la canne blanche » a dû acheter des œufs d’autres fournisseurs au cours des dernières années, afin de pouvoir respecter son carnet de commandes.
Avec la construction d’une nouvelle canardière destinée à accueillir les poussins et assurer leur croissance, l’entreprise pourra mieux gérer sa population d’oiseaux et augmenter son nombre de pondeuses à plus d’un millier.
D’ici l’an prochain, l’entreprise de Stukely-Sud devrait commercialiser annuellement 330 000 œufs de canes. « On va pouvoir compter sur un rythme de ponte régulier et assurer une rotation efficace entre les nouvelles pondeuses et celles qui sont en fin de production. En plus, en utilisant uniquement nos œufs, on s’assure d’avoir un contrôle plus serré sur la qualité », se réjouit Daniel Bonin.