Magog à l’aube des années folles

En période d’incertitude, comme c’est le cas en ce moment, il est de bon ton de chercher refuge dans le passé pour trouver du réconfort. La représentation que nous avons de celui-ci offre alors une image apaisante, presque thérapeutique. Comme le quotidien de nos ancêtres nous semble plus simple, leurs problèmes plus bénins.

Pourtant…

Il y a un siècle par exemple, à l’automne 1920, il est facile de s’imaginer un Magog serein, prospère, rassuré par la fin de la Grande Guerre 1914-18 et de la grippe espagnole, et enrichi par les commandes qui ont permis à la Dominion Textile (DT) de fonctionner à un rythme effréné. Commandes qui ont aussi procuré du boulot à un nombre sans précédent de travailleurs en 1918, soit environ 1000, permettant aux usines de rouler 24 heures par jour.

Une fois l’armistice du 11 novembre 1918 célébré et les festivités terminées, les nuages ne tardent cependant pas à obscurcir l’horizon. D’une part, le prix à payer pour la «der des der» a été lourd : plus de 60 000 Canadiens, dans un pays comptant environ 8 millions d’habitants, ont laissé leur vie sur les champs de bataille. Du nombre, 39 soldats de Magog ou de la région. À cela se greffent plus de 170 000 blessés et un nombre incalculable de vétérans qui seront hantés par des troubles psychologiques jusqu’à la fin de leurs jours.

Un autre problème, souvent oublié aujourd’hui, est la difficile reconversion économique qui suit la guerre. Au contexte de pleine production succède en effet une réalité plus complexe. D’abord, la guerre terminée, ceux qui ont combattu, tous des hommes, reviennent au pays dans l’espoir de trouver un emploi ou de reprendre celui qu’ils ont quitté. Or, les importantes commandes de guerre, qui ont gonflé la production des usines entre 1914 et 1918, sont maintenant choses du passé. De plus, nos principaux compétiteurs, comme le Royaume-Uni et les États-Unis, peuvent maintenant se concentrer de nouveau sur ce qu’ils faisaient avant le conflit, au détriment de certaines usines canadiennes qui avaient temporairement pris leur place.

En conséquence, il faut une période d’ajustement. Peu interventionnistes, placés devant une situation inédite, les gouvernements peinent à trouver des solutions. La grogne s’exprime vigoureusement en 1919, année record pour les grèves, dont une particulièrement violente à Winnipeg au printemps. Les discours se radicalisent, certains parlant même de «Red Scare», référence à la révolution bolchévique survenue en Russie en 1917.

Il se trouve peut-être des gens pour penser que seule une autre guerre permettra de relancer l’économie. Mais à Magog, la transition semble se faire sans trop de heurts.

D’abord, les acquis de la « belle époque » sont encore là pour agrémenter la vie des Magogois : électricité, téléphone, automobile, etc. D’ailleurs, une fois les pénuries de matériel résorbées, la DT peut procéder à la construction de son barrage, toujours actif en 2020. Selon le Sherbrooke Daily Record, 350 hommes y travailleraient à l’automne 1919. Avec les travaux sur le quai fédéral et ceux prévus sur la Victory Highway (route Sherbrooke-Montréal en passant par Magog), on anticipe même une pénurie d’emplois.

Et puis, la guerre a aussi laissé à l’économie locale un legs durable : l’Industrial Specialty, ou «bobbin shop». C’est précisément à cause de la guerre que cette filiale de la DT, où l’on fabrique des pièces de bois pour l’industrie textile (navettes, fuseaux, bobines), a vu le jour dans un bâtiment situé à proximité du lac. Au printemps 1920, grâce à une commande du Rhode Island, elle opère à plein régime. À son sommet, elle procurera plus de 200 emplois aux Magogois, un apport non négligeable dans une ville où la DT règne en maître sur la structure industrielle.

Quant aux années folles qui viendront, il ne s’agit pas d’un mythe. Sur son élan, la DT connaîtra au cours des années 1920 une décennie faste. Elle fera oublier temporairement les appréhensions subséquentes à la guerre, avant que le krach boursier de Wall Street d’octobre 1929 ne les ravive. À chaque génération ses inquiétudes!

 

Par Serge Gaudreau, Maurice Langlois